Un passage, sans doute le plus intéressant dans la partie que j'appelle « clinique » dans "les conférences sur le Problème du Puer Aeternus" données par Marie Louise Von Franz - elle nous partage l'histoire et les rêves de l'un de ses jeunes patients tout au long de la 5, 6 et 7e conférences - est celui où elle nous parle de l'emprise maternelle et de sa possession par l'Animus que l'on retrouve incarné par des personnages maléfiques comme Baba Yaga dans les contes russes et le Sphinx dans la tradition méditerranéenne. Ces histoires archétypiques, constitutives de nos cultures méritent que l'on s’y attarde, car elles renferment de profondes sagesses qui ne demandent qu'à être davantage conscientisées. L’aventure, c’est apprendre à découvrir et à connaître l’inconscient de sa psyché, organisée par des archaïsmes millénaires. Comme disait Jung:
"Ce que l'on appelle exploration de l'inconscient dévoile en fait et en vérité l'antique et intemporelle voie initiatique [...] seul un chevalier risquera la "queste et l'aventure".
Sphinx, Par Daniel Victor : https://galerielab.com/collections/daniel-victor-collection
Marie Louise Von Franz évoque l'histoire du Tsar Vierge un conte russe, une variante de La vierge tsarine, a de nombreuses reprises dans l'ensemble de son Oeuvre.
Ce conte est évoqué dans : L’Animus et l’Anima dans les Contes de Fées, chap. VII. La Femme dans les Contes de Fées, chap. VIII. La Princesse Chatte, chap. V.
On en retrouve un grand passage dans
L’Ombre et le Mal dans les Contes de Fées, deuxième partie, Le Mal, chap. III, La rencontre avec les puissances du Mal. Ainsi que dans la 6eme et 7eme conférences sur La problématique du Puer Aeternus:
Dans cette histoire, lors d’un dîner, le tsar voyant sa fin arrivée, annonce tristement qu’aucun de ses fils n’avait encore réussi à cueillir les fleurs qui les rendront dignes de gouverner à sa place, alors les trois fils demandant sa bénédiction se mettent à leurs recherches. Chacun prend un cheval de l’écurie et part puis tous les trois arrivent à un panneau indiquant : Celui qui va à droite aura assez à manger, mais son cheval aura faim ; celui qui va à gauche en aura assez pour son cheval, mais il sera lui-même affamé, et celui qui ira, droit devant, mourra. Le premier frère sera privé de l’expérience instinctive et donc son cheval aura faim. Le frère qui va par là trouve un serpent de cuivre sur une montagne. Quand il le ramène à la maison, son père est furieux, il a ramené quelque chose de dangereux et de démoniaque, il le met en prison ; c’est- à-dire qu’il n’a trouvé qu’une vie pétrifiée et retombe dans la prison de l’esprit traditionnel, c’est-à-dire celle du père. Le deuxième frère va à gauche et trouve une prostituée qui l’invite dans son lit. Mais le lit est piégé, elle s’en extrait pour appuyer sur un bouton, le lit se retourne et il tombe dans une cave où il y a beaucoup d’autres hommes — tous attendant dans le noir. C’est le sort de celui qui va vers la gauche ! L’un tombe dans l’emprisonnement de la pulsion sexuelle, alors que l’autre régresse dans le traditionalisme. Vient ensuite le grand Ivan, le héros des contes de fées russes. Lorsqu’il arrive au panneau, il se met à pleurer et se dit qu’un pauvre garçon qui doit mourir ne trouvera ni honneur ni gloire dans cette tâche, mais résigné, il fouette son cheval et va tout de même de l’avant. Son cheval passe par un processus de mort et de résurrection, mais le héros reste en vie. Puis il arrive devant la grande sorcière, la Baba Yaga, peignant la soie, regardant avec ses yeux les oies, grattant les cendres du poêle avec son nez, vivant dans une petite hutte rotative jonchée sur des pattes de poulets, un peigne de coq sur le dessus. Il dit d’abord un verset magique pour arrêter la hutte, dans laquelle il entre ensuite et trouve la grosse vieille sorcière en train de gratter les cendres dans le poêle. Elle se retourne et dit : « Mon enfant, y vas-tu volontairement ou involontairement ? »
Ce qu’elle veut dire, c’est, est-ce que vous vous investissez dans cette quête de votre plein gré ? Puisque les garçons avaient été interpellés par leur père lors du dîner, quand le père se plaignit qu’aucun de ses garçons n’avait encore fait autant que lui, ils se mirent involontairement en quête. L’impulsion est venue du passé traditionaliste et a été transmise vers l’avenir. D’un autre côté, c’est volontaire, en particulier dans le cas du plus jeune, qui a été ridiculisé et considéré comme quelqu’un qui ne devait pas partir parce que trop chétif et incapable de faire quoi que ce soit, juste bon à rester à la maison près du poêle. Donc, même si l’on peut dire qu’il s’est vraiment mis en chemin volontairement, il y a quelque chose qui cloche dans la question...
Ivan répond : « Vous ne devriez pas poser de telles questions à un héros, vieille sorcière. J’ai faim et je veux mon dîner, alors dépêchez-vous ! » Et il finit avec quelques menaces — vulgaires et délicieuses ! En héros, il sait très bien que la sorcière ne veut pas de réponse et que la question est un piège destiné à le faire tourner en rond. Répondre à la question signifierait glisser sur une peau de banane. C’est juste une diversion — pas quelque chose qui devrait être discuté. Dans le cas de notre Prince, il occis la sorcière, trouve la princesse et revient pour devenir tsar… Il a une carrière de personnage de conte de fées, normale et réussie. Il choisit de faire face à son conflit intérieur, cela parait être la mort de l’ego, car la conscience de soi veut savoir ce qui l’attend. La question du libre arbitre est l’un des problèmes philosophiques qui n’ont encore jamais été résolus. Le libre arbitre est un sentiment subjectif. Intellectuellement et philosophiquement, il y a du pour et du contre, et vous ne pourrez jamais prouver que l’un ou l’autre des partis à raison. Si vous vous demandez si vous faites quelque chose parce que vous devez le faire ou parce que vous le voulez, vous ne le saurez jamais. Vous pouvez toujours dire que vous vous sentez comme si vous le vouliez, mais ce n’est peut-être qu’un complexe inconscient qui vous fait ressentir cela. Alors, comment pouvez-vous dire de quoi il s’agit vraiment ? C’est un sentiment subjectif, mais il est extrêmement important que la personnalité se sente libre dans une certaine mesure. C’est un problème de sentiment selon l’humeur dans laquelle on se trouve. Si vous ne pouvez pas croire en une certaine quantité de libre arbitre et donc de la libre initiative de votre ego, vous serez complètement égaré parce qu’alors vous devrez trouver une signification à votre histoire personnelle. Vous pouvez aller dans le passé et regarder de plus en plus profondément l’inconscient, mais vous n’en sortirez jamais. C’est l’astuce de la toile d’araignée générée par le complexe maternel. C’est ainsi qu’elle essaie d’attraper le héros. Elle veut qu’il s’assoie afin de se demander s’il en a réellement la volonté ; s’agit-il vraiment de s’opposer à son père ? — s’il fait cela, tombe-t-il vraiment sous le coup de la suggestion paternelle, ou le fait-il simplement pour lui-même ? Vous pouvez être sûr qu’il restera là pour toujours et que la sorcière le gardera dans sa poche. C’est le grand truc du complexe maternel !
Quelques pueri aeterni s’évadent de la mère au moyen d’avions réels ; ils s’envolent de la terre mère et de la réalité. Beaucoup d’autres font la même chose à l’aide « d’avion mental » — s’envolant dans les airs avec une sorte de théorie philosophique du système intellectuel.
J’ai été frappée par le fait que, chez les Latins surtout, le complexe maternel se combine avec une étrange force intellectuelle stérile, une tendance à discuter du ciel, de la terre et de Dieu sait quoi, une manière intellectuelle pointilleuse et un total manque de créativité. C’est probablement une ultime tentative de la part des hommes pour sauver leur masculinité. Cela signifie simplement que certains jeunes hommes sous la houlette de leur mère s’échappent dans l’intellect parce que là-bas, la mère, surtout si elle est du type terrestre et possède un animus peu développé, ne sera pas à la hauteur. Ils peuvent directement glisser, de sous ses jupes, au royaume de l’intellect, où elle ne pourra pas suivre. Par conséquent, puisqu’il s’agit d’une première tentative d’échapper
au pouvoir de la mère, à la pression de l’animus, en entrant dans le domaine de la littérature et de la discussion philosophique, où ils peuvent penser que leur mère ne les comprendront pas, ce n’est pas une action destructrice. Un tel homme a alors un petit monde à lui — il discute avec d’autres hommes et peut avoir le sentiment agréable que c’est quelque chose que les femmes ne comprennent pas. De cette façon, il s’éloigne du féminin, mais il perd une partie de lui-même, laissant sa masculinité terrestre entre les mains de sa mère. Il sauve sa masculinité mentale en sacrifiant son phallus — sa masculinité émotionnelle terrestre et sa créativité. La vitalité de l’action, cette masculinité qui façonne l’argile, qui saisit et façonne la réalité, il la laisse derrière lui, elle est trop difficile à porter ; il s’échappe par le domaine de la philosophie. Ces personnes préfèrent la philosophie, la pédagogie, la métaphysique et la théologie, c’est une entreprise sans effusion de sang. Il n’y a pas de vrais questionnements derrière une telle philosophie. De telles personnes n’ont pas de réelles questions. Pour eux, c’est une sorte de jeu de mots conceptuel, ils manquent totalement de convictions. D’aucuns n’ont jamais réussi à convaincre un papillon avec des trucs aussi « philosophiques ». Personne ne voulait l’écouter. L’intellectualisme pseudophilosophique est ambigu parce que, comme je l’ai déjà dit, c’est un moyen d’échapper partiellement à l’emprise dominante de la figure maternelle, mais cela ne se fait qu’avec l’intellect, seul le mental est sauvé.
C’est vraiment ce que l’on voit dans la tragédie du mythe d’Œdipe, où il commet l’erreur de répondre à la question au lieu de dire au Sphinx qu’elle n’a pas le droit de poser de telles questions et qu’il la terrassera si elle le demande à nouveau. Au lieu de cela, il donne une très bonne réponse intellectuelle. Apparemment, la pièce se poursuit très intelligemment avec le suicide du Sphinx. Œdipe se congratule et entre en plein milieu de son complexe maternel, dans la destruction et la tragédie, juste par l’orgueil d’avoir répondu à cette question difficile ! À mon avis, la façon dont la psychologie freudienne a pris ce mythe et l’a généralisé est tout à fait erronée, car le mythe d’Œdipe ne peut être compris sans prendre en compte l’ensemble du contexte de la civilisation grecque. Si vous pensez à Socrate et aux platoniciens, vous voyez qu’ils ont découvert le domaine de la philosophie et le fonctionnement masculin de l’esprit, d’une manière purement mentale. Mais quand on sait ce qui est arrivé à Platon quand il a essayé de mettre en action ses idées, alors on constate qu’elles se sont dérobées à la réalité et n’ont pas trouvé la philosophie factuelle avec laquelle il aurait pu les mettre en formes. Ce fut un échec total. Ils ont découvert la pure philosophie, mais pas celle à l’épreuve de la réalité. De la même manière, ils ont été les fondateurs des concepts physiques et chimiques de base, mais les Égyptiens et les Romains ont dû, plus tard, faire évoluer ces concepts en science expérimentale, car les Grecs ne pouvaient pas mettre leurs idées à l’épreuve dans des expériences chimiques. Leur science est restée purement spéculative, même sous ses plus belles formes, et avec elle sont venus le conflit sans fin des cités grecques et la décadence tragique de la civilisation hellénique. Dès qu’ils se sont heurtés à une nation possédant d’avantage de discipline masculine et militaire — les Romains — les Grecs furent perdus. Par conséquent, bien qu’ils aient été le terreau de la philosophie du monde méditerranéen, ils n’ont jamais compris l’énigme du sphinx. Ils pensaient que la réponse intellectuelle était la solution — illusion qu’ils ont chèrement payée. Le mythe d’Œdipe est en fait le mythe de cette étape du développement culturel. En même temps, c’est aussi le mythe de tous les jeunes hommes partageant cette même problématique. C’est pourquoi c’est aussi un mythe généraliste. La question de cette sorcière russe — sa question philosophique au mauvais moment — montre qu’il s’agit là d’une ruse venant de l’animus de la mère dévorante. Chez un homme — plus tard, quand il est seul — c’est aussi une ruse causée par son complexe maternel, poser une question philosophique juste au moment où il faut agir. Vous voyez souvent cette astuce dans la vie réelle.
Par exemple, un jeune homme veut faire du ski ou partir quelque part avec ses amis ; il est empli par l’élan de la jeunesse sortant du nid, désireux d’être avec d’autres du même âge. Lui et ses amis sont enthousiastes à l’idée de prendre un bateau sur le Rhin pour la Hollande. Le garçon dit à sa mère ce qu’il compte faire. C’est juste une exubérance juvénile, mais la mère commence à s’inquiéter de son absence. Le garçon vit et apprend la vie de manière naturelle, si seulement la mère ne s’accrochait pas à lui. Mais si elle le fait, alors elle commence: « Devez-vous vraiment faire ça ? Je ne pense pas que ce soit la bonne chose. Je ne veux pas vous empêcher. Je pense qu’il est tout à fait normal que vous fassiez du sport, par exemple, mais je ne pense pas que vous devriez y aller tout de suite ! » Ce n’est jamais « le bon moment ». Il faut d’abord bien penser à tout — c’est l’astuce préférée de l’animus maternel dévorant. Tout doit être discuté en premier lieu. Sur le principe, dit-elle, je n’ai rien contre, mais dans ce cas-ci, cela semble un peu dangereux. Voulez-vous vraiment le faire ? Et s’il est un peu lâche, il commence à s’interroger, puis le vent tourne, sort de ses voiles et il finit par rester chez lui dimanche pendant que les autres partent sans lui. Une fois de plus, sa masculinité a été vaincue, au lieu de répondre en disant qu’il ne se soucie pas de savoir si c’est vrai ou pas, qu’il veut juste y aller ! Le moment de l’action n’est pas celui de la discussion. Je me sens très pessimiste à cet égard pour les générations qui ont eu des parents en analyse — qu’elle soit freudienne, jungienne ou autre — car je vois que de nos jours, l’animus de la mère va même jusqu’à utiliser la psychologie pour handicaper son fils: « Je ne sais pas si c’est psychologiquement bon pour toi d’aller skier ». Dans cette génération, même la psychologie est dangereuse ; les enfants de parents non éveillés à la psychologie étaient souvent plus chanceux ; ils pouvaient explorer un domaine nouveau, mais pas ceux dont l’esprit des parents à déjà été touché par la psychologie. La même chose s’applique également aux analystes qui veulent garder leur patient, au moment où l’analysant veut passer à l’action, l’analyste invoque le fait qu’il faut d’abord regarder les rêves pour voir si cela est psychologiquement juste. L’ombre du puer aeternus fait souvent de même, si aucune mère ou analyste ne joue ce rôle ; chaque fois qu’il veut passer à l’action, il soutiendra qu’il ne devrait pas agir tant qu’il n’y aura pas réfléchi très attentivement. On pourrait appeler cela la philosophie du névrosé, la réflexion au mauvais moment, à l’instant où l’action est nécessaire. C’est ce qui se passe derrière le mythe de l’énigme du Sphinx et la question diabolique de Baba Yaga dans le conte de fées. C’est la mère Animus qui dit: « Oh, oui, tu peux y aller, mais je dois juste te poser quelques questions ! » ; qu’il réponde ou non à la question, il est torturé. Dans la vraie vie, on peut constater comment les mères font inconsciemment tout ce qu’elles peuvent pour castrer leurs fils: les garder à la maison, puis se plaindre qu’à quarante-trois ans leurs fils n’est pas encore marié et à quel point elle serait heureuse si seulement il se mariait ; qu’il est si irritant de l’avoir assis là, à la maison déprimée, combien elle souffre à cause de lui ; comment la vie serait mieux si elle ne l’avait pas à la maison dans cet état horrible. Mais si une fille entre en scène, elle repart sur un autre registre, ce n’est jamais la bonne fille ; la fille en question ne le rendra jamais heureux, elle peut le garantir ; cela doit être stoppé. La mère joue alors sur les deux tableaux. Elle castre son fils puis frappe perpétuellement cette faiblesse, la critiquant et s’en plaignant continuellement. C’est ainsi que cela se présente sur le plan personnel, et la même chose s’applique en ce qui concerne le complexe archétypique, car le seul remède peut être trouvé là où se trouve le complexe destructeur mensonger.
Marie Louise Von Franz
Je me permets de compléter ce passage en constatant que c’est souvent le même processus qui se joue quand le masculin d’un homme danse avec l’Animus d’une femme. La chorégraphie face à trop d’énergie peut vite être en déséquilibre. L’inquiétude émotionnelle générée par la fusion est manifestée par l’Animus au travers de jugements, et de questionnements qui sont pour la plupart des pièges inconscients. Il ne s’agit pas de répondre au raisonnement, mais d’apaiser la cause de cette montée d’énergie mentale : l’affect submergé par des angoisses. Rien de mieux pour cela que d’ouvrir un dialogue sensitif afin de faire redescendre l’énergie aux racines. La compréhension de cet état dans son masculin — en tant qu’hommes ou pas — permettrait d’apaiser de nombreux conflits au sein d’un couple. Défusionner constitue l’apprentissage cruel et terrible de la masculinité qui fait tendre celle-ci vers une irrémédiable solitude à jamais écartelé entre masculin sacré et anima, en un amour distancié qui ne vient pas consoler les faiblesses infantiles, mais renforcer le courage de l’individu.
« Une certaine forme de solitude et d’isolement est la condition sine qua non d’une vie en bonne harmonie avec soi-même et avec les autres, sans laquelle on ne peut être suffisamment soi-même. Une certaine lenteur […] comme une sorte d’inertie […] inévitable. Il me reste toujours à unifier les deux forces antagonistes qui habitent mon âme et à les faire coexister en un mariage fidèle jusqu’à la fin de ma vie, car le magicien s’appelle Philémon et son épouse Baucis ».
C.G Jung, le Livre Rouge
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